Marie-Louise Rovan est décédée le 11 mars 2019 à Paris. Nous l’avons rencontrée fin juillet 2004, aux obsèques de son mari, Joseph Rovan, décédé le 27 juillet 2004, à Saint-Christophe-les-Gorges (Cantal, France).
Ayant évoqué brièvement la raison de notre présence aux obsèques de son mari, qui avait été déporté de Compiègne (Oise, France) à Dachau (Allemagne), du 2 au 5 juillet 1944, dans le même train que notre grand-oncle, Fric Armangué, Marie-Louise Rovan nous a raconté brièvement comment Joseph avait rencontré Edmond Michelet à Dachau.
Retour sur une histoire extraordinaire.
En fait, Joseph est né Rosenthal à Munich (Allemagne), le 25 juillet 1918, dans une famille d’origine juive mais convertie au protestantisme.
Mais, pour Hitler, il était juif. Ses parents émigrent en France, dès 1933, et Joseph les rejoint en région parisienne, en 1934. Il est scolarisé en seconde au lycée Carnot à Paris, où il a comme camarade Pierre Citron (1919-2010), fils d’un imprimeur en braille.
Après les combats du début de la Seconde Guerre mondiale, il rejoint ses parents au Cheylard (Ardèche, France), puis refuse de partir aux États-Unis. Il rencontre au Cheylard Jean-Marie Soutou (1914-2003), secrétaire de rédaction de la revue Esprit. Quand ce dernier va au siège de la revue, à Lyon (Rhône, France), il lui demande de le rejoindre.
Joseph lui sert d’agent de liaison, notamment avec l’équipe des Cahiers du Témoignage chrétien, dirigée par le RP Pierre Chaillet. Entrant en clandestinité en août 1942, Joseph s’occupe du service des faux papiers, essentiel pour le sauvetage de résistants, de réfractaires au STO (Service du travail obligatoire) et de réfugiés. Pour cette tâche, il compte sur l’aide d’Albert Sciaky, né à Lyon le 6 août 1918, dans une famille d’émigrés juifs italiens passés par Salonique, ville ottomane avant 1912 peuplée majoritairement par des Juifs espagnols chassés par un décret de l’Alhambra, en 1492, lors de l’Inquisition. Albert Sciaky était poète et écrivain sous le nom de François Vernet. Pour la Résistance, son pseudo est « le Zébu » mais il dispose d’une autre identité, Henri Bernard, sous laquelle il est arrêté à Paris par le SD allemand (Sicherheitsdienst, service de sécurité), le 10 février 1944, puis interné à la prison de Fresnes (alors en Seine, France).
L’écrivain Patrick Modiano a identifié à Fresnes l’inscription gravée sur le mur de sa cellule (cellule 218, deuxième division) à Fresnes :
Zébu arrêté le 10-2-44
Suis au régime de rigueur
Pendant 3 mois interrogé
Ai passé la visite le 8 juin
Le lendemain de l’arrestation d’Albert Sciaky, Joseph Rosenthal l’est à son tour, à Paris. Interné aussi à Fresnes, il s’y convertit au catholicisme. Il est inscrit sous l’identité de son camarade de classe du lycée Carnot, Pierre Citron, également lorsqu’il est interné au camp de transit de Compiègne, puis déporté à Dachau par le Train de la mort, du 2 au 5 juillet 1944.
Il faut rappeler que Joseph est né à Munich en 1918. Dachau, où il arrive alors qu’il a encore 25 ans, est à une vingtaine de kilomètres de sa ville de naissance.
Albert Sciaky est dans le même train, sous l’identité d’Henri Bernard. Durant le voyage, lors des stationnements sous les températures caniculaires des 2 et 3 juillet 1944, entre Compiègne et Bar-le-Duc (Meuse, France), 520 des 2.152 déportés du convoi perdent la vie. Les survivants arrivent hagards à Dachau. Dans les bagages des déportés, exposés en vrac à l’arrivée, Albert Sciaky a la surprise de découvrir un exemplaire de son dernier roman, Vous ne mourrez nullement, de François Vernet.
En contact avec Jean Lassus, professeur de lettres de l’université de Strasbourg, repliée à Clermont-Ferrand, Albert Siacky et Joseph Rosenthal forment au sein du camp de Dachau un Club des intellectuels, moyen de résister aux entreprises destructrices de la culture par le nazisme. Les sept membres de ce club affichent leur admiration pour Jean-Paul Sartre et l’existentialisme.
Responsable du mouvement de Résistance Combat pour la région R5 (en gros, le Limousin), Edmond Michelet (1899-1970) est arrêté, le 25 février 1943, à Brive-la-Gaillarde (Corrèze, Limousin, France). Il est interné à Fresnes jusqu’au 30 août 1943, date à laquelle il est déporté en Allemagne, où il arrive le 1er septembre (Neue Bremm), par le même convoi que Jacques Renouvin (1905-1944), responsable national des corps francs de Combat, arrêté lui aussi à Brive. Après un internement dans plusieurs prisons allemandes, Edmond Michelet arrive au camp de concentration de Dachau où, par son charisme et son empathie, il fait montre d’une autorité naturelle et il est au centre d’un réseau d’informations et d’entraide. Edmond Michelet rajoute « délirants » quand il cite le Club des intellectuels.
Alors qu’Albert Sciaky – que Michelet ne connaît que sous le nom d’Henri Bernard – est alité au Block 9 du Revier (l’infirmerie) de Dachau, atteint par le typhus, Edmond est gardien de nuit. Il est intrigué par un garde-malade qui veille au chevet d’Henri Bernard-Sciaky : il s’agit de Pierre Citron-Rosenthal.
Edmond Michelet écrit dans Rue de la Liberté :
« Je l’avais tout de suite repéré, à cause d’une somptueuse paire de bas de laine bleue dont il faisait étalage… J’appris que cet insigne lainage aurait été tricoté par une des chargées de mission de Témoignage chrétien, que j’avais reçue plusieurs fois [à Brive] avant mon arrestation, Germaine Ribière. Nous découvrions ainsi, Citron et moi, une première relation commune. Bien d’autres allaient suivre. »
Germaine Ribière est née le 13 avril 1917 à Limoges (Haute-Vienne, Limousin, France). Résistante dévouée au sauvetage des Juifs, elle rejoint le RP Chaillet à Lyon, qui dirige Les Cahiers de Témoignage chrétien. C’est elle qui crée la fausse carte d’identité de Jean-Marie Soutou, ce qui le sauve de la déportation. Elle contribue au sauvetage de Juifs en Haute-Vienne, en Creuse et dans l’Indre. Dans ce cadre, elle a pu rencontrer Edmond Michelet. De même, pour la fabrication des faux papiers en région lyonnaise, elle côtoyait Joseph Rosenthal. On ne sait quand elle trouvait le temps de tricoter des chaussettes. Peut-être lors des interminables trajets en chemin de fer à travers la zone sud.
Joseph raconte la scène des chaussettes ainsi, dans Contes de Dachau (pages 50-51) :
« Lors d'une des visites de Michelet, nous fîmes connaissance personnellement, grâce à la magnifique paire de chaussettes bleues que Germaine Ribière avait tricotées elle-même et qu'elle m'avait envoyées à Compiègne ; du fait de la pénurie qui régnait à la Kleiderkammer [au magasin d'habillement de Dachau], j'avais pu les conserver quand nous fûmes amenés à la douche. Michelet, avisant ces pièces d'habillement dont la couleur était aussi aveuglante que peu ordinaire, me demanda d'où je les tenais. Surpris et prudent, je répondis "d'une amie", sur quoi Michelet poursuivit son interrogatoire en s'enquérant si cette amie n'était pas de Limoges. Ma réponse étant affirmative, il s'écria : "Alors elle s'appelle Germaine ; et j'ai les mêmes". Nous sûmes ainsi définitivement, et pour les vingt-six ans à venir, que nous étions du même bord. »
Joseph revient sur cet épisode, en 1999, dans sa conférence Vingt-trois guerres pour faire l’Europe.
« Michelet était un des rares politiques [à Dachau]. Alors il allait voir s'il y en avait d'autres. Il tomba sur moi et me dit : « Monsieur, vous avez de magnifiques chaussettes bleues. » On nous avait laissé nos chaussettes parce que les SS n'avaient pas assez de chaussettes pour les 4.000 Français qui étaient arrivés d'un seul coup. Et je lui dis : « Monsieur, pourquoi vous me dites cela ? » « Parce que j'ai les mêmes. » La même camarade de résistance avait tricoté les mêmes chaussettes pour ceux qui allaient partir en déportation. C'est la deuxième fois qu'un choix a décidé de ma vie. Je suis resté le second d'Edmond Michelet pendant vingt-cinq ans parce que nous avions les mêmes chaussettes dans un camp. »
En fait, comme Edmond Michelet et Joseph Rosenthal sont passés par le camp de transit de Compiègne, ils ont tous deux reçu de Germaine Ribière un colis avec de belles chaussettes bleues. Germaine Ribière avait une bonne connaissance des itinéraires des personnes internées, avant leur déportation. Compiègne était le passage obligé des déportés non identifiés comme Juifs (lesquels transitaient par le camp de Drancy). Par des colis acheminés par la Croix-Rouge, il était possible pour la famille ou des amis de « ravitailler » des personnes internées. C'est ainsi que ces chaussettes bleues envoyées à Compiègne à deux périodes et deux personnes différentes ont permis de re-tricoter un réseau d’amitié à Dachau.
L’attachement de Joseph Rovan au Cantal venait de son mariage, en 1958, à la mairie du 7e arrondissement de Paris avec Marie-Louise Paule Palmyre Delrieu, née à Aurillac (Cantal, France), le 23 octobre 1924. Elle est la fille d’Amable Jules Delrieu, négociant, né à Labrousse (Cantal), le 13 janvier 1879, et de Marie Dorothée Elmire Marceline Griffol, sans profession, née à Saint-Christophe-les-Gorges, le 12 février 1892. La maison familiale des Griffol est devenu le havre de ressourcement de la famille Rovan, nom que Joseph a été autorisé à porter de manière officielle par un décret présidentiel de 1959.
Lors des obsèques de Joseph, en 2004, le RP Jacques Sommet (1912-2012), déporté à Dachau par le convoi du 19 juin 1944, avait tenu à témoigner, à 91 ans, et à officier auprès du père Jean-Claude Marcenac, secrétaire général de l'évêché de Saint-Flour, et de l'abbé Frédéric Delaval.
Nous avions appris le fin mot de l’histoire sur la fausse carte d’identité « Pierre Citron ». Joseph Rosenthal savait que son meilleur copain d’école s'était engagé au Maroc durant la guerre. Il prit son nom pour fabriquer une fausse identité et c'est ainsi qu'il fut inscrit sur les listes du camp de Dachau. Le vrai Pierre Citron, militaire libérateur des camps envoyé en Allemagne, se présenta dans le camp où Joseph était resté, après sa libération, vers mai 1945, pour secourir ceux qui en avaient besoin. Et, un court instant, on crut que le vrai Pierre Citron était un usurpateur, Joseph « Pierre Citron » étant très connu.
Albert Sciaky est mort à Dachau, le 27 mars 1945, un mois avant la libération du camp.
Germaine Ribière a été reconnue Juste parmi les Nations en 1987. Elle est décédée en 1999.
Manuel Rispal.
Bibliographie :
Rue de la Liberté, par Edmond Michelet, 1955, Editions du Seuil.
Contes de Dachau, par Joseph Rovan, 1987, Julliard ; 1993, Seuil.
Vingt-trois guerres pour faire l’Europe, conférence de Joseph Rovan, 1999.
Dora Bruder, par Patrick Modiano, 1999, Folio.
Dans La Libération désirée tome 2 Massif central, par Manuel Rispal, 2016, Editions Authrefois, nous publions l’intégralité du carnet ramené de déportation par Patrice Berméjo, survivant du Train de la mort (2-5 juillet 1944), avec le mémorial des 153 morts dans ce train et issus du Massif central. Nous avons reconstitué le train, wagon par wagon, en positionnant 11 % des 2.152 déportés. Nous donnons des indications précises pour que les familles des victimes de ce crime de guerre et celles des déportés de ce train puissent avoir le maximum d’éléments pour faire le deuil ou pour effectuer des pèlerinages correspondant à la réalité historique.
Recherches complémentaires : Fondation pour la mémoire de la Déportation, transport I.240 (2 au 5 juillet 1944 entre Compiègne et Dachau), Livre-mémorial des déportés de France..., tome 2, 2004, Editions Tirésias.
Archives départementales du Cantal, état civil commune d'Aurillac (naissances 1924).